A en croire certains media, un gouffre béant se serait ouvert entre la "laïcité positive" version Saint Nicolas, Martyr du Jet de l’Huile sur le Feu, et l’apparent appel au calme entonné par Saint Bénito (pardon, Benedetto), patron des pompiers appelé à son chevet par la fille aînée de l’Eglise, affolée devant l’étendue du sinistre.
Il suffit de prendre un minimum de recul pour constater que ces deux compères oeuvrent de concert au développement d’une plateforme de plus en plus envahissante. Leur objectif commun ? Repositionner la religion au coeur du débat politique, culturel, philosophique et scientifique, pour mieux préparer le terrain aux fondamentalismes.
Ce week-end et à l’occasion de la visite du Pape en France, je faisais part à un ami Américain expert en fondamentalisme de mes inquiétudes pour l’Europe et la France (leur cible prioritaire puisque terre de laïcité), mais lui ne voyait pas de danger clair et immédiat pour notre pays, chiffres à l’appui (40% des Français se déclarent non croyants, seuls 18% vont à la messe, la majorité des Beurs n’est pas religieuse, et on est effectivement loin des US où 88% croient en Dieu et où les Evangélistes représentent peut-être 15% de l’électorat).
En réalité, nous avons tous les deux raison : les fondamentalistes constituent une minorité ne trouvant que peu d’écho en France, et ils ne deviendront pas majoritaires du jour au lendemain, mais ils n’en ont pas besoin pour affaiblir la démocratie, ils ont une stratégie très claire pour changer l’ordre des choses, et ils bénéficient du soutien inconditionnel d’un ami à la tête du pays.
C’est aujourd’hui que notre territoire, jusqu’à présent impropre à leur anti-culture, redevient fertile comme aux plus belles heures de l’obscurantisme médiéval. Et la visite du Pape ne fait que confirmer que tout le monde est en train de foncer tête baissée dans le piège des fondamentalistes, à commencer par les plus ardents défenseurs de la laïcité.
La stratégie des fondamentalistes en France est à la fois "top down" et "bottom up" :
Top down ? l’objectif est de rendre les choses possibles, d’ouvrir les vannes, de supprimer quelques verrous essentiels de la démocratie (ex l’obsession de Sarkozy de réformer la Loi de 1905), d’autoriser des cultes jusqu’à présent illégaux. Sarkozy a par ailleurs créé le Conseil Français du Culte Musulman pour offrir une tribune aux minorités radicales, une légitimité politique, et au-delà pour introduire le politique au coeur du religieux et inversement. Le résultat ? Alors qu’il n’y avait aucun débat public entre religion et fondamentalisme, la majorité silencieuse assiste à un déversement d’idées plus radicales, et le Conseil est au bord de l’implosion. La majorité écrasante des modérés est politiquement mise en péril pour la bonne et simple raison qu’elle ne se positionne pas sur le terrain politique alors que c’est la raison d’être du fondamentaliste*.
Bottom up ? Le fondamentalisme pur et dur gagne bien quelques adeptes à la marge (de bons soldats prêts à prêcher dans les banlieues ou l’arme au poing face aux troupes de l’Oncle Sam), mais l’essentiel se passe au grand jour. Je ne reviendrai pas sur "ces filles et ces fils de la République" délaissant cette grande ingrate au profit d’une religion plus stricte et protectrice de chacun de ses membres, ni sur les pressions communautaristes gagnant du terrain sur la dynamique d’intégration et creusant d’authentiques fossés inter et intragénérationnels, mais avant de pointer du doigt la montée des intégrismes même light au sein de l’Islam français, les Catholiques bon teint seraient inspirés de se demander sur quelle pente leur "nouveau" Pape veut les entraîner. Bien sûr, les Intégristes demeurent un club minoritaire, mais ils ont de nouveau leur couvert à la grande table. Et surtout, le prosélytisme agressif est de retour, et pas seulement pour résister à la concurrence jusqu’ici anecdotique des Evangélistes et Pentecôtistes (désormais florissants sur le territoire, en particulier dans la Capitale et parmi les communautés Africaines et Caraïbiennes)... Il ne s’agit plus de "vendre" le Christianisme apaisé post-Vatican II, mais un ersatz simplifié bourré d’agents conservateurs.
Le succès des fondamentalistes en France ne doit surtout pas se mesurer au nombre de convertis à leur idéologie. De toute façon, ces patients travailleurs de l’ombre en sont encore au stade du labourage, avec ci et là quelques semailles d’Organistes Génétiquement Modifiés... Mais de toute évidence (et avec, il est vrai, le "sacré" coup de pouce du fondamentaliste le plus puissant du monde), ils ont déjà totalement bouleversé le paysage.
La religion était un sujet sinon tabou du moins personnel, et la voilà au coeur de toutes les discussions. De plus en plus de personnes (parmi les pipoles comme parmi les gens que vous croisez au jour le jour) parlent ouvertement de la religion et de leur foi, et de plus en plus souvent "à l’Américaine" : non seulement de façon décomplexée, mais avec des accents de fierté et d’appartenance, dans le cadre d’un discours très basique exposant à la fois une connaissance très limitée du fond théologique, et une foule de repères plantés comme autant de piquets autour d’un noyau idéologique très resserré et plutôt conservateur.
Ces "born again light" présentent leur retour à la religion comme un enrichissement, mais dans la plupart des cas il apparaît comme un apauvrissement, une défaite intellectuelle : ce n’est pas une adhésion positive mais réactive, j’adhère à un courant porteur parce que je sens qu’il résonne en moi, mais au fond s’il résonne en moi c’est parce que je suis vide, tout juste bon à servir de caisse de résonnance, à répercuter un écho. Je ne réapprends pas ma culture : j’apprends à évoluer dans un espace plus réduit mais plus confortable puisque connu et contrôlé, j’apprends à désapprendre tout ce qui me rattache au vrai monde, un monde beaucoup plus riche et ouvert, mais aussi plus complexe, incertain, et d’autant plus effrayant qu’il est peint en des termes négatifs par les prosélytes.
Pris isolément, ces phénomènes marquent déjà une rupture. Mais l’on retrouve ce même phénomène au sein des trois grandes religions monothéistes, et l’on peut se demander s’il n’est pas déjà trop tard à voir les plus jeunes générations baigner dans cette soupe où naviguent toutes les idées et toutes les tendances. Ce n’est pas un melting polt multicultuel au sens stimulant et positif du terme du terme, mais un bouillon d’inculture réduisant à néant des siècles de progrès de la science et de la religion. Le véritable "relativisme", le voilà : en fait de "laïcité décomplexée", un revival médiéval où la foi trouve son mot à dire sur tout et sur rien, et où plus personne ne s’étonne d’entendre parler de religion à propos de politique, de science ou d’économie.
On le voit tous les jours, la République semble perdre la bataille sur le terrain. Certes, sur le front "top down", les défenseurs de la laïcité veillent au grain, et ils sont brillamment parvenus à sauver la République de l’abdication sur la Loi de 1905. Mais ils font totalement le jeu des fondamentalistes dès qu’ils entrent dans le faux débat entre laïcité et religion.
Il n’y a aucun conflit possible entre les deux pour la bonne et simple raison qu’ils n’évoluent pas sur le même plan : la laïcité relève de la politique et la religion du domaine de la foi. Le vrai conflit se joue en réalité entre ce que tout oppose :
- sur le plan politique : entre démocratie et théocratie, et
- sur le plan de la foi : entre religion et fondamentalisme.
Pour rappel**, les fondamentalistes nous proposent exactement le même piège avec leur fameux "Intelligent Design" : là aussi, ils rallument artificiellement les faux débats du XIXe siècle, entre de prétendus opposés qui sont en fait pas sur le même plan. Et pendant que les esprits s’animent autour du faux débat entre science et religion ou entre Darwin et l’ID, les partisans de l’ID continuent leur travail de sape contre leur véritable ennemi : non pas le défenseur de Darwin, mais le défenseur de la religion libre et modérée.
En revanche, Nicolas Sarkozy et Benoît XVI se positionnent totalement sur le même plan, et leur dialogue est tout sauf un dialogue de sourds. Les media présentent leurs échanges sur le mode du débat, mais ce débat est une nouvelle imposture, un faux débat destiné justement à obtenir un maximum de retombées dans les media.
Sarkozy dénonce ce "relativisme qui exerce une séduction croissante", mais le véritable relativisme, c’est celui que je décrivais plus haut, le terreau fertile dont se nourrit et que nourrit le fondamentalisme, qui prive de leur essence le débat démocratique comme le débat théologique en s’invitant à leurs tables. Quand notre ancien Ministre des Faux-Cultes*** dit : "La laïcité positive, la laïcité ouverte, c’est une invitation au dialogue, à la tolérance et au respect. C’est une chance, un souffle, une dimension supplémentaire donnée au débat public", il ne dit rien d’autre que "la religion doit être au coeur du débat politique". Autrement dit : "ma laïcité positive, c’est la négation de la laïcité".
Pour sa part, Benoît XVI a semblé vouloir à tout prix désamorcer la bombe destinée à faire sauter la laïcité française : "l’Eglise ne revendique pas la place de l’Etat", et "Dans le cadre institutionnel existant et dans le plus grand respect des lois en vigueur, il faudrait trouver une voie nouvelle pour interpréter et vivre au quotidien les valeurs fondamentales sur lesquelles s’est construite l’idée de la nation"...
Autrement dit, il ne serait pas question de toucher à la Loi de 1905 ? On respire ! Mais... pas si vite : si je ne touche pas à la loi, c’est tout simplement parce que c’est inutile. Benoît XVI l’a répété à maintes reprises, nos petites lois issues de nos petites démocraties n’ont absolument aucune valeur au regard de celles qu’il représente. Et ce week-end, il a donné sa définition toute en subtilité de "l’Eglise : une société basée sur des convictions, qui se sait responsable de tout et ne peut se limiter à elle-même". Avec un panzer comme ça, il n’y a effectivement plus besoin de dynamite...
Et puis, qu’est-ce que c’est que cette "voie nouvelle" ?
Visiblement, Benoît XVI ne se contente pas du dialogue établi en 2002 entre l’Etat et l’Eglise. Et à ceux qui ont cru que, sur le perron de l’Elysée, il donnait à son hôte des leçons sur la séparation du politique et du religieux...
"De nombreuses personnes en France se sont arrêtées pour réfléchir sur les rapports de l’Eglise et de l’Etat. Sur le problème des relations entre la sphère politique et la sphère religieuse, le Christ avait déjà offert le principe d’une juste solution lorsqu’il répondit à une question qu’on Lui posait : "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" (Mc 12, 17). L’Eglise en France jouit actuellement d’un régime de liberté. La méfiance du passé s’est transformée peu à peu en un dialogue serein et positif, qui se consolide toujours plus. Un nouvel instrument de dialogue existe depuis 2002 et j’ai grande confiance dans son travail, car la bonne volonté est réciproque. Nous savons que restent encore ouverts certains terrains de dialogue qu’il nous faudra parcourir et assainir peu à peu avec détermination et patience."
"Vous avez d’ailleurs utilisé, Monsieur le Président, l’expression de "laïcité positive" pour qualifier cette compréhension plus ouverte. En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenu nécessaire. Il est en effet fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux,..."
... j’invite à lire la suite de son discours :
"... afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’Etat envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société".
Comme quoi, la "laïcité positive" à la sauce Ratzinger place bien la religion au coeur du dispositif pédagogique, et de toute discussion portant sur l’éthique. Le discours élyséen peut donc se résumer ainsi : "la laïcité à la française, c’est joli mais ça ne peut plus durer ; la religion doit être de nouveau présente au coeur du débat politique, du processus éducatif, et bien évidemment des questions portant sur l’éthique".
Manque à l’appel le domaine scientifique cher aux créationnistes, me direz-vous.
Pour ce morceau de choix, ou plutôt cette pièce de résistance, Benoît XVI a choisi le cadre des Bernardins et un parterre de brillants penseurs (agrémenté de la présence de sommités du calibre de Didier Barbelivien).
Dans son adresse marquée par la mantra "Quaerere Deum", le Pape nous a resservi un coup de billard à sept bandes pour défendre la présence de la religion dans le débat scientifique (comme toujours en jouant sur l’ambiguïté du mot "raison"), non sans rappeler le rôle fondamental du Christianisme dans la civilisation et la culture européenne****.
A peine remis de cette envolée lyrique, Ratzinger nous a livré les secrets de sa fameuse troisième voie, un havre de paix à mi-chemin entre "l’arbitraire subjectif" et "le fanatisme fondamentaliste" :
"Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture, a déterminé aussi la pensée et l’œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction."
Mais ne nous y trompons surtout pas : loin de marquer une nouvelle ère, cette "nouvelle" 3e voie de Benoît XVI ne fait que ressusciter le faux débat des années 1850 opposant le scientisme au créationisme. Par un tour de passe passe digne des illusions graphiques d’Escher, Ratzinger nous invite ni plus ni moins à bâtir en dur sur un pont impossible entre le plan scientifique et le plan théologique, et en opposant les caricatures des extrêmes de chaque plan, il essaye de nous fait croire que cette (im)posture est à la fois équilibrée, juste et raisonnable.
Quand il reprend le lendemain à Lourdes le fameux "Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout petits", il faut donc comprendre : "heureux les simples d’esprit, ils seront plus faciles à tromper. N’écoutez pas surtout pas ceux qui vous invitent à réfléchir par vous même". En quelques mois à peine, Ratzinger est parvenu à faire passer Vatican II à la trappe, et à renvoyer ses ouailles quelques siècles en arrière.
Décidément, l’Amérique a vraiment valeur à envoyer le bon message à la France et à l’Europe en Novembre prochain.
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* cf "En finir avec le fondamentalisme" et surtout "Universal Declaration of Independence from fundamentalism"
** cf "En finir avec l’Intelligent Design"
*** cf "N’ayez pas peur", "Blogule rouge au ministre des faux cultes"
**** pas un mot naturellement sur le côté obscur / obscurantiste de cette force, mais personne dans l’assistance n’était là pour soumettre ce Pontifiant Souverain à la Question :
"Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable"
"en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes"
"L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir, au milieu des paroles, la Parole."
"De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité"
"La Parole de Dieu, en effet, n’est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et, à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que dans l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu’un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l’histoire humaines."